Quand le prix du pétrole ébranle les idéaux

La déroute du prix du pétrole persistera-t-elle encore un mois, un an, trois ans ? Sur cette question, les experts ne s’entendent pas. Mais pour plusieurs une chose demeure certaine. Si la période de « répit à la pompe » se prolonge, elle aura l’effet de ralentir un processus déjà très lent : l’électrification des transports.

Lorsqu’il s’est décidé à investir dans un taxi électrique, Christian Roy comptait sur Québec pour lui rembourser 20 000 $ de son achat. « C’était à l’automne 2013, le vendeur m’a expliqué que le gouvernement donnait une subvention aux chauffeurs de taxi pour s’acheter une auto électrique », raconte M. Roy, qui travaille à Québec et conduit, depuis cet automne-là, un taxi blanc de marque Tesla, reconnue pour la grande autonomie de sa batterie.

L’ex-gouvernement Marois avait bel et bien rendu publique l’existence de cette subvention « combinée » ; 8000 $ octroyés par le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles et 12 000 $ par le ministère des Transports (MTQ). Or, sans tambour ni trompette, le gouvernement Couillard a mis fin à cette deuxième aide financière. Le MTQ n’a pas voulu préciser au Devoir le moment exact de l’annulation, ni le motif qui l’explique. D’autres sources gouvernementales ont toutefois confirmé l’abolition du programme au courant de l’an dernier.

Christian Roy n’est pas le seul à n’avoir jamais vu la couleur de l’argent promis. Près de quinze autres chauffeurs de taxi seraient dans sa situation. « C’est extrêmement frustrant. Nous sommes déjà rares dans le milieu du taxi à nous préoccuper de la pollution. Ce n’est pas avec ce genre d’attitude que le gouvernement nous aide à être plus nombreux ! », s’exclame-t-il, ajoutant dans la foulée qu’un recours collectif pourrait être considéré.

L’ex-député péquiste Daniel Breton se dit tout aussi irrité par la situation. « Comment voulez-vous que les chauffeurs de taxi embarquent dans l’électrification s’ils se font mener en bateau ainsi ? », s’insurge-t-il. Celui qui a brièvement été ministre de l’Environnement accuse le gouvernement actuel de ne pas respecter son engagement à poursuivre la Stratégie d’électrification des transports présentée par le Parti québécois en 2013. En bref, cette stratégie prévoyait l’injection de 516 millions de dollars dans divers projets, de subventions à l’achat de voitures électriques à l’installation de 5000 bornes de recharges, en passant par l’implantation d’un axe électrique desservi par un trolleybus sur le boulevard Saint-Michel à Montréal. Le gouvernement actuel s’est engagé à maintenir ces engagements, mais de nouvelles orientations sont attendues d’ici la fin de l’année.

L’impact des prix bas

Aujourd’hui consultant en électrification des transports, Daniel Breton s’inquiète du peu de motivation gouvernementale en la matière. « La période d’austérité fait en sorte que les décisions reviennent surtout au Conseil du Trésor, qui risque de sabrer l’électrification », déplore-t-il. Au-delà du prétexte de la « rigueur budgétaire », les faibles prix du pétrole, s’ils se maintiennent, ne peuvent à son avis qu’accentuer l’inaction gouvernementale.

L’économiste spécialisé en énergie Jean-Thomas Bernard partage le même avis. « Une baisse du prix du baril peut engendrer divers impacts qui se feront véritablement sentir si la période de répit perdure plusieurs années », précise-t-il. Selon l’analyste, l’or noir se maintiendra à un prix bas pour quelques années. Si CAA-Québec refuse de se lancer dans une telle prédiction, des analystes de la Banque Scotia ont pour leur part évalué que le baril du pétrole pourrait rester bas encore une ou deux années.

Ainsi, dans un scénario où le faible coût du carburant persisterait, l’investissement gouvernemental risque de diminuer dans les technologies vertes, estime M. Bernard.« Le calcul est simple, le développement d’énergies alternatives au pétrole reste aussi coûteux, tandis que son aspect bénéfice ou économie à long terme, lui, chute », explique le professeur invité à l’Université d’Ottawa.

Si les dirigeants s’en tiennent à « un calcul simpliste » du retour sur l’investissement, l’électrification des transports risque d’en prendre pour son rhume, soupire Sylvain Castonguay, directeur général du Centre national de transport avancé (CNA). « Les programmes d’électrification ne visent pas juste à faire des économies, il y a aussi là l’idée de créer des emplois en exploitant nos propres sources d’énergie, comme l’hydroélectricité. Et si on a encore plus de vision, on peut insérer dans le calcul toutes les économies qui accompagnent l’indépendance énergétique », explique-t-il. Selon lui, tant que les conséquences environnementales engendrées par le pétrole ne sont pas comptabilisées dans le prix global de cette énergie, l’État continuera de croire qu’il fait des économies en l’exploitant.

L’organisme dirigé par M. Castonguay, le CNA, a directement subi les contrecoups du« désintérêt gouvernemental » envers « l’électrification ». « L’ex-ministre des Ressources naturelles, Martine Ouellet, s’apprêtait à nous octroyer trois millions de dollars pour le projet Nomade, qui visait à fabriquer, ici au Québec, des voitures électriques destinées à l’autopartage », raconte-t-il. Les élections étant arrivées trop rapidement, la subvention n’a jamais été soumise au Conseil des ministres. « Le nouveau gouvernement ne s’est jamais engagé à nous donner la subvention », dit M. Castonguay.

Les ventes de voiture explosent

En plus de ralentir l’électrification, la chute marquée du prix des carburants peut entraîner avec elle d’autres effets. « Ironiquement, lorsque les automobilistes économisent sur le carburant, et que leur pouvoir d’achat augmente… ils ont tendance à acheter plus de voitures », analyse Carlos Gomes, économiste à la Banque Scotia. Comme partout sur la planète, le parc automobile au Québec augmente à un rythme effréné, poursuit le spécialiste, qui estime que 2015 pourrait être marquée par un « pic de ventes » historique.

Si le faible coût de l’essence « incite » les consommateurs à posséder une voiture, ce n’est pas le facteur principal qui affecte la motorisation accrue. « La situation sur marché de l’emploi est de loin l’élément le plus déterminant. Plus il y aura d’emplois au Québec, plus les gens achèteront des voitures. Et si le baril de pétrole reste bas, la vitesse de croissance du parc automobile sera accélérée », relate-t-il.

Les faibles coûts du baril dans les années 90 ont participé à l’apparition des voitures plus énergivores, connus sous le nom de véhicules utilitaires sport (VUS). Selon une compilation réalisée par le professeur de HEC Montréal Pierre-Olivier Pineau, pour chaque VUS vendu dans les années 80, on vendait six voitures standards. À la fin des années 80, c’était trois voitures pour un. Dans les années 90, le chiffre est passé sous la barre de deux voitures par VUS vendu… Aujourd’hui, le ratio est d’un pour un.

Pour Félix Gravel, responsable de la campagne transports au Conseil régional de l’environnement de Montréal, le prix de l’essence est loin d’être le seul responsable de cette situation. « Le coût du carburant était anormalement élevé ces dernières années et nous avons continué à acheter des voitures… Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le problème réside dans les politiques de transport et d’urbanisme », lance-t-il. Le développement inadéquat du réseau de transport collectif dans les grandes métropoles, additionné à l’étalement urbain, a encouragé les citoyens à se tourner vers l’automobile. « On n’arrête pas d’augmenter les tarifs pour les usagers des réseaux de transport en commun, sans améliorer la qualité… tandis que les utilisateurs d’autoroutes n’ont rien à débourser. Si on veut que les choses changent, il ne faut pas attendre la fin du pétrole, il faut amorcer un changement de valeurs », conclut-il.

Source : Le Devoir

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